L’échange entre l’économiste Thomas Piketty et le philosophe politique Michael Sandel, tenu le 20 mai 2024 à l’École d’économie de Paris, a été publié après un léger remaniement. Réunis autour de la question de l’égalité, les deux penseurs, chacun connu pour un best-seller international — Le Capitalisme au XXIe siècle (Seuil, 2013) pour Piketty et Justice (Albin Michel, 2016) pour Sandel — cherchent à articuler un diagnostic commun et à proposer des pistes de réforme, tout en conservant des approches distinctes. Leur conversation illustre l’intérêt d’un dialogue entre disciplines et nationalités différentes, où l’écoute et la clarté facilitent la confrontation des idées.
Trois dimensions de l’égalité
Dès l’ouverture, les interlocuteurs définissent l’égalité selon trois registres. La première est économique : elle concerne les revenus, la répartition de la richesse et l’accès aux services essentiels. La seconde est politique : elle porte sur la capacité à s’exprimer, à être représenté et à participer aux décisions collectives. La troisième, mise particulièrement en avant par Michael Sandel, touche à la reconnaissance et à la dignité des personnes, c’est‑à‑dire à la manière dont les individus sont traités socialement et moralement.
Les deux auteurs insistent sur l’imbrication de ces trois dimensions. Les inégalités économiques se répercutent sur la représentation politique et sur le sentiment de dignité, tandis qu’un déficit de reconnaissance alimente des fractures sociales difficiles à corriger uniquement par des transferts financiers.
Approches et propositions : convergence et nuances
Si Piketty et Sandel se situent globalement à gauche, leurs méthodes diffèrent. Thomas Piketty privilégie une stratégie de réforme concrète et institutionnelle. Il évoque des mesures tangibles, parmi lesquelles l’interdiction, dans les grandes universités américaines, des privilèges d’accès réservés aux enfants de donateurs ou d’anciens élèves, ainsi que la mise en place d’une fiscalité très fortement progressive. Ces propositions s’inscrivent dans une logique visant à réduire les écarts de richesse et à restaurer un sentiment d’équité fiscale.
Michael Sandel, pour sa part, adopte une perspective davantage morale et civique. Il insiste sur la nécessité de « faire commun » : favoriser le brassage des classes sociales, valoriser les parcours non universitaires et restaurer le respect à l’égard des non‑diplômés. Pour Sandel, la lutte contre les inégalités ne peut se contenter d’outils économiques ; elle requiert aussi des transformations culturelles et éducatives qui renforcent la solidarité et la reconnaissance mutuelle.
Malgré ces différences de méthode, les deux penseurs parviennent souvent à se convaincre mutuellement. Leur conversation montre une capacité à conjuguer préoccupations matérielles et enjeux symboliques, sans rompre la cohérence de l’analyse.
Divergences et points de tension
Une divergence notable demeure sur l’emploi du terme « populisme ». Michael Sandel utilise ce mot pour qualifier la gauche américaine rassemblée autour du sénateur Bernie Sanders, formulation que Thomas Piketty ne partage pas entièrement ; Piketty admire par ailleurs Sanders. Cette divergence de vocabulaire souligne une différence de lecture politique et de catégorisation des mouvements sociaux, sans pour autant remettre en cause les convergences analytiques sur les causes des tensions démocratiques.
Les deux auteurs s’accordent toutefois sur plusieurs facteurs ayant alimenté la montée des mouvements nationalistes, qu’il s’agisse du courant MAGA (Make America Great Again) aux États‑Unis ou du Rassemblement national en France. Ils identifient des causes récurrentes : l’accroissement des inégalités de revenus, la perception que les élites ne paient pas leur juste part, la marchandisation croissante des secteurs sociaux comme l’éducation et la santé, ainsi que la glorification méritocratique des gagnants et la culpabilisation des perdants. Ces éléments, selon eux, alimentent la colère et le ressentiment qui nourrissent les mobilisations nationalistes.
Perspectives et limites du dialogue
La force du dialogue tient à sa capacité à mêler propositions pratiques et réflexion normative. Piketty apporte des solutions institutionnelles et fiscales ; Sandel rappelle l’importance de la culture civique et de la dignité. Ensemble, ils esquissent un éventail de réponses complémentaires pour atténuer les fractures sociales.
Toutefois, la discussion garde certaines limites documentées par les auteurs eux‑mêmes : la tension entre solutions structurelles et travail moral reste difficile à trancher, et quelques termes — comme « populisme » — cristallisent des divergences. Le format de la conversation, remaniée pour la publication, vise à clarifier ces enjeux sans prétendre livrer un plan exhaustif.
En définitive, l’échange entre Thomas Piketty et Michael Sandel offre une analyse nuancée des formes contemporaines d’inégalité et propose, sans simplification, des pistes qui combinent réformes institutionnelles et transformation des représentations sociales. Leur discussion marque l’intérêt d’un dialogue interdisciplinaire pour penser des réponses à la fois matérielles et symboliques aux crises de démocratie et d’équité.