Peut-on encore croire au progrès social ? La question revient avec force quand on compare l’onde de choc du petit pamphlet Indignez-vous !, publié en octobre 2010 par Stéphane Hessel, et l’appel contemporain « Bloquons tout » lancé pour une journée d’action le 10 septembre. Quinze ans séparent ces deux moments ; pourtant, les revendications fondamentales restent semblables : réguler la finance, réduire les inégalités, redonner du sens à la participation citoyenne.
Sorti aux éditions Rue de l’Échiquier (nouvelle édition : 64 pages, 4,90 €), Indignez-vous ! traduisait une colère lucide et contenue, issue d’un parcours de vie marqué par la résistance et la défense des droits humains. Quinze ans plus tard, l’urgence sociale n’a pas disparu, mais la tonalité des mobilisations a changé. L’appel « Bloquons tout », qui propose une interruption temporaire de l’activité économique et sociale, illustre une frustration plus aiguë et parfois plus radicale que la colère joyeuse de Hessel.
Entre protestation symbolique et paralysie
Bloquer un pays déjà à l’arrêt suscite des interrogations légitimes. Dans un contexte de crises croisées — économique, sociale, écologique — l’expression d’une colère non violente demeure nécessaire. Elle permet d’attirer l’attention, de mettre en avant des revendications et de rassembler des voix dissidentes. Mais la protestation ne suffit pas : elle doit s’articuler avec des propositions concrètes et avec des voies de renouvellement démocratique pour être plus qu’un cri de défi.
Pour Stéphane Hessel, l’enjeu central était de lutter contre le découragement. Alité peu de temps avant sa mort, il répétait : « Beaucoup veulent baisser les bras, mais il faut leur rappeler que nous avons déjà connu des périodes sinistres et nous en sommes sortis. Les horreurs de la guerre, l’apartheid, le mur de Berlin… » [le 27 février 2013]. Ces mots rappellent que la mémoire des combats passés peut servir de boussole, sans pourtant garantir automatiquement de nouvelles victoires.
Quand le peuple pèse sur la politique
L’histoire offre des exemples où la pression populaire a débloqué des situations politiques figées. Le 19 juin 1872, alors que l’Assemblée nationale était paralysée, une carriole chargée de pétitions venues de toute la France — plus de 1 200 000 signatures, selon le récit historique — parvint à la Chambre installée à Versailles, exigeant notamment l’école gratuite et obligatoire. Ce type d’initiative montre que des mobilisations massives peuvent forcer l’agenda public et législatif.
Plus tard, en 1936, les conquêtes sociales apparaissent également comme le fruit d’une tension entre responsables politiques et exigences populaires. Léon Blum, chef du gouvernement du Front populaire, se montrait réservé sur certaines mesures au départ, notamment les congés payés qu’il jugeait risqués pour l’économie. Les mouvements sociaux et les occupations d’usines ont finalement contribué à l’adoption de réformes, dont les congés payés, qui sont aujourd’hui un acquis de société dont des millions de personnes bénéficient.
Ces exemples historiques ne garantissent pas un schéma réplicable mécaniquement : ils montrent toutefois que des ruptures sont possibles quand la société civile trouve des formes collectives d’action et de pression.
La continuité entre ces épisodes et les mouvements contemporains n’est pas linéaire. Les structures économiques, les médias et les formes de mobilisation ont évolué. Les réseaux sociaux permettent d’accélérer la diffusion d’appels et d’organiser des actions à grande échelle, mais ils exposent aussi à la fragmentation des revendications et à la polarisation. La mémoire des victoires sociales reste utile, mais elle doit être combinée à des stratégies claires pour transformer la visibilité en résultats concrets.
Reste la question centrale : comment remettre le pays en mouvement au-delà d’une journée d’arrêt ? Une manifestation efficiente suppose des revendications précises, des propositions d’alternatives et un travail d’alliance entre acteurs syndicaux, associatifs et parlementaires. Sans ce travail de construction, la protestation risque de rester symptomatique d’une colère sans lendemain.
En définitive, croire au progrès social n’est ni naïf ni fataliste : c’est reconnaître que les acquis ont souvent été arrachés par l’action collective, tout en acceptant que chaque époque impose ses méthodes et ses contraintes. L’histoire montre que la résistance civique peut porter des transformations, mais elle rappelle aussi que la victoire demande parfois du temps, de la stratégie et de la persévérance.