La question de l’imposition des biens professionnels est revenue au premier plan avec la proposition de l’économiste Gabriel Zucman. Elle oppose depuis longtemps, et de façon récurrente, une partie de la gauche qui y voit un levier pour une fiscalité plus progressive, et une large frange de la droite et du patronat qui y voit une menace pour l’entrepreneuriat et le risque d’un exil fiscal massif.
Origine législative et définition des « biens professionnels »
En 1982, lors de l’instauration de l’impôt sur les grandes fortunes (IGF) sous la présidence de François Mitterrand, la nécessité de définir l’assiette de cette taxe a posé la question des biens professionnels. Selon l’article 885 du Code général des impôts, ces biens sont « les biens nécessaires à l’exercice, à titre principal, tant par leur propriétaire que par le conjoint de celui-ci, d’une profession industrielle, commerciale, artisanale, agricole ou libérale ». Cette définition recouvre des éléments très concrets — le four d’un boulanger, le tracteur d’un agriculteur, les locaux d’une petite entreprise — mais aussi des éléments moins tangibles, comme des parts de sociétés.
Cette définition initiale a été conçue pour distinguer ce qui sert directement à l’activité productive de ce qui constitue, à titre privé, un patrimoine imposable. Elle a porté, dès son introduction, une forte charge symbolique : comment concilier justice fiscale et préservation des moyens d’existence des professionnels ?
Les enjeux politiques et économiques du débat
Sur le plan politique, la gauche a placé la taxation des biens professionnels au cœur de ses arguments pour renforcer la progressivité de l’impôt. Pour ses partisans, intégrer ces biens dans l’assiette fiscale permettrait de mieux répartir la charge entre patrimoines importants et revenus plus modestes.
À l’opposé, une large partie de la droite et du monde patronal plaide pour le maintien de l’exonération. L’argument central est économique : frapper d’impôt des biens « nécessaires à l’exercice d’une profession » risquerait d’alourdir le coût d’investissement et d’exploitation pour les petites et moyennes entreprises. De plus, la menace d’un départ de contribuables fortunés, parfois avancée comme un argument de poids, a été utilisée à plusieurs reprises dans le passé pour peser sur la décision politique.
Retour historique : 1982–1984, un compromis rapidement érodé
Le débat n’est pas nouveau. Il s’est cristallisé au début des années 1980 lors de l’instauration de l’IGF. Comme le relève l’économiste Laurent Bach, co‑responsable du pôle Entreprises à l’Institut des politiques publiques (IPP) : « La question de ce qu’on nomme aujourd’hui biens professionnels et de ce qu’on considère comme tel s’impose très vite. »
Dans sa version initiale, le texte socialiste n’exemptait pas intégralement ces biens. Mais la controverse autour de la portée de l’impôt a conduit à des concessions rapides. Des acteurs économiques influents ont mis en avant la possibilité d’un exil fiscal pour protester contre une imposition étendue des biens professionnels. Le cas du groupe L’Oréal, propriété de Liliane Bettencourt à l’époque, est souvent cité comme un exemple de pression exercée via la menace d’un départ de capitaux.
Sous cette pression, les biens professionnels ont d’abord fait l’objet d’un sursis d’imposition dès 1982, puis ont été exonérés totalement en 1984. Ce choix politique a durablement structuré la manière dont la fiscalité du patrimoine a été pensée en France depuis cette période : une protection marquée pour les outils de production et les parts liées à l’activité professionnelle.
Aujourd’hui, la proposition de réexaminer l’exemption des biens professionnels relance des questions déjà anciennes : quelle frontière tracer entre patrimoine imposable et outils indispensables à l’activité ? Comment concilier équité fiscale et préservation d’un environnement favorable à la création et à la tenue des entreprises ?
La réponse politique à ces questions dépendra des arbitrages entre objectifs de justice sociale et préoccupations économiques. Le débat porte autant sur des principes que sur des effets concrets pour des dizaines de milliers d’exploitants, entrepreneurs et salariés dont les biens servent directement à produire.





