Dans Texaco (Gallimard), roman primé par le prix Goncourt en 1992, Patrick Chamoiseau met en scène un urbaniste envoyé par la mairie de Fort-de-France, surnommé « le Christ » par les riverains et accueilli à coups de pierres. Ce passage, devenu célèbre, s’inspire — selon l’auteur et plusieurs témoignages — de faits réels vécus dans la Martinique des années 1980 par un jeune cadre municipal de la ville : Serge Letchimy.

Un épisode romanesque ancré dans l’expérience

Le lien entre la fiction de Chamoiseau et la réalité martiniquaise tient à la proximité des situations. Le roman transpose et magnifie des tensions sociales et urbaines, mais l’épisode du « Christ » trouve sa source dans la trajectoire professionnelle d’un responsable de l’aménagement urbain de Fort-de-France. « Les habitants ne m’appelaient pas comme ça. Pour eux, j’étais ‘Kouli-a’ [‘le coolie’, en créole, terme péjoratif désignant les personnes d’ascendance indienne aux Antilles] », se souvient Serge Letchimy, selon le même récit.

Cette précision éclaire la nature composite des représentations : la figure christique, lourde de symboles littéraires, coexiste avec un surnom populaire et péjoratif. L’anecdote atteste de la circulation entre littérature et vécu local, où l’imaginaire romanesque emprunte à des situations sociales réelles pour mieux les interroger.

La rencontre entre urbanisme et contestation

L’incident raconté par Letchimy rappelle la violence symbolique et physique qui a pu accompagner les opérations d’aménagement au moment de mutations urbaines. « Quand je suis arrivé à Texaco, on m’a pris pour un policier municipal. Une dame a ramassé une pierre et l’a lancée vers moi, mais elle ne m’a pas touché », rapporte-t-il au journal Le Monde.

La scène, rapportée par le principal intéressé, illustre la défiance d’une partie de la population face à l’État ou à ses représentants locaux. Elle témoigne aussi des risques auxquels s’exposent les responsables publics lors d’interventions sur des espaces marqués par des histoires sociales et patrimoniales fortes.

Une carrière politique et administrative

Ce même Serge Letchimy, aujourd’hui âgé de 72 ans, a poursuivi une trajectoire publique importante. Il préside le conseil exécutif de la collectivité territoriale de Martinique depuis 2021. Avant cela, il a été député de la 3e circonscription de Martinique pendant trois mandats, de 2007 à 2021, puis président de la région entre 2010 et 2015, juste avant la fusion entre la région et le conseil général. Il a également dirigé la mairie de Fort-de-France pendant près d’une décennie, de 2001 à 2010.

Ces éléments biographiques montrent la continuité d’un parcours alliant responsabilités techniques en matière d’aménagement et engagements politiques locaux et nationaux. Ils situent aussi l’anecdote de Texaco dans une carrière qui s’est étendue bien au-delà de l’événement initial des années 1980.

Entre mémoire individuelle et mémoire collective

Le croisement entre le roman et le souvenir personnel souligne la manière dont les récits littéraires peuvent fixer des images de la vie sociale. Pour les habitants de Fort-de-France, les désignations et les réactions — qu’elles prennent la forme d’un surnom, d’une pierre lancée ou d’un récit partagé — font partie d’un tissu mémoriel complexe.

La résonance de l’épisode dans Texaco a contribué à lui donner une portée symbolique plus large. Le roman de Chamoiseau, en intégrant cet épisode, a prolongé la mémoire d’une séquence urbaine et politique, tout en la reconfigurant par la force du langage littéraire.

En restituant ces souvenirs, Serge Letchimy offre un témoignage direct sur une période de transformations et de frictions sociales. Son récit permet de mesurer comment des moments apparemment locaux peuvent être interprétés différemment selon qu’on les lit comme faits historiques, expériences personnelles ou matériaux de fiction.