Dans une lettre adressée au ministre de l’Intérieur, Laurent Nuñez, depuis le Parlement européen à Strasbourg le 21 octobre, Jordan Bardella reprend une rhétorique stigmatisante à l’égard des étrangers présents en France. Le texte vise explicitement les personnes « étrangères » sur le sol national et propose une interprétation politique qui a suscité des réactions.
Le passage cité par Bardella invoque Marc Bloch, historien et figure de la Résistance, présenté comme « ancien professeur à l’université de Strasbourg et cofondateur de l’école des Annales ». La lettre ajoute que la nation rendra hommage à Marc Bloch en l’accueillant au Panthéon « le 16 juin 2026 ». Dans ce contexte, Bardella reprend une phrase attribuée à Bloch : « Notre peuple mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans la confidence. »
Contenu et portée politique de la lettre
Le courrier, transmis depuis Strasbourg, s’inscrit clairement dans la continuité d’une rhétorique que son parti a déjà développée sur la question de l’immigration et de l’identité nationale. Le propos est politique et cherche à mobiliser autour d’une définition exclusive de la communauté nationale.
Le texte a été lu par nombre d’observateurs comme une nouvelle attaque contre la place des étrangers en France. Cette position soulève des objections sur le plan historique et républicain : depuis la Révolution, la définition républicaine de la nation française s’appuie, selon les principes républicains, sur l’appartenance à une communauté de citoyens autour de valeurs partagées plutôt que sur l’exclusion d’un « étranger ». Le courrier de Bardella, en instrumentalisant une référence historique, a donc relancé le débat sur la nature et les limites du discours public.
Instrumentalisation d’une figure historique
L’utilisation de la figure de Marc Bloch dans la lettre mérite une lecture attentive. Bloch est présenté comme historien, médiéviste et résistant — des éléments factuels largement établis. Sa mise au Panthéon, mentionnée pour le 16 juin 2026, est citée dans la lettre comme un moment de « mémoire nationale » associé à son propos.
Mais la citation isolée — « Notre peuple mérite qu’on se fie à lui et qu’on le mette dans la confidence. » — prend place dans un écrit plus ample et porteur d’un contexte particulier. L’usage d’extraits littéraires ou historiques à des fins politiques nécessite d’être replacé dans l’intégralité du texte pour en mesurer la portée réelle.
Ce que dit L’Étrange Défaite
L’Étrange Défaite, paru pour la première fois en 1946, n’est pas un recueil de maximes aisément réutilisables pour des revendications contemporaines. Ouvrage de combat intellectuel et moral, il constitue un réquisitoire sévère, rédigé à la fois comme un bilan et comme une dénonciation de ceux qui, à l’été 1940, ont facilité la montée de la collaboration.
Plusieurs passages de l’ouvrage témoignent d’une exigence morale et d’une réflexion sur le prix de l’engagement collectif. Quelques phrases avant l’extrait cité par Bardella, on trouve notamment ces lignes : « Je souhaite, en tout cas, que nous ayons encore du sang à verser : même si cela doit être celui d’êtres qui me sont chers (je ne parle pas du mien auquel je n’attache pas tant de prix). Car il n’est pas de salut sans une part de sacrifice ; ni de liberté nationale qui puisse être pleine, si on n’a travaillé à la conquérir soi‑même. »
Ce passage, fort et revendicatif, s’inscrit dans le cadre d’un texte écrit au moment de l’épreuve nationale et de la contestation de la capitulation politique. Le rapprocher d’un appel contemporain à l’exclusion ou à la stigmatisation demande une mise en perspective rigoureuse, faute de quoi la référence historique peut être dénaturée.
Le recours à des citations tirées d’un contexte choisi pour légitimer un argument politique peut ainsi mener à des usages sélectifs de la mémoire. Les propos de Bloch, dans L’Étrange Défaite, s’adressent à une époque précise et à des enjeux de résistance face à l’occupation et à la collaboration.
En l’état, la lettre de Jordan Bardella — sa date, le lieu d’envoi, les citations retenues et la mention du Panthéon — pose des questions sur la manière dont la mémoire historique est mobilisée dans le débat public. Replacer les extraits dans leur contexte d’origine permet de mieux apprécier leur sens et d’éviter une instrumentalisation anachronique.
La portée politique du courrier et l’emploi d’une figure patrimoniale comme Marc Bloch invitent à un débat sur la responsabilité du langage public et sur les conditions d’un usage éclairé de la mémoire collective.





