Aux États-Unis, le mot « abondance » s’est récemment imposé dans le débat politique, parfois comme slogan et parfois comme objet d’analyse intellectuelle. Durant l’été, il a d’abord alimenté un vif débat au sein du camp démocrate autour du livre Abundance (Simon & Schuster, non traduit), dans lequel Ezra Klein et Derek Thompson critiquent le cadre réglementaire mis en place par de nombreuses collectivités locales progressistes, jugé responsable d’une entrave à la croissance américaine.
Parallèlement, la campagne victorieuse pour la mairie de New York a popularisé l’expression « l’abondance verte pour tous », titre choisi pour le programme du candidat Zohran Mamdani. Dans les deux usages — polémique éditoriale et slogan électoral — l’objectif était clair : prendre distance avec une image historique de la gauche qui valoriserait la frugalité et dénoncerait la jouissance matérielle.
Un stéréotype historique remis en question
La représentation d’une gauche intrinsèquement hostile à la consommation n’est pas nouvelle. L’histoire politique montre que la gauche marxiste, centrée sur le travail et la production, a longtemps perçu la consommation comme un horizon sans promesse émancipatrice. Dans ce cadre, la critique culmine au XXe siècle par un rejet massif de la société de consommation, assimilée à l’aliénation et à l’accumulation de biens sans sens.
Pourtant, l’historienne Alexia Blin propose une lecture plus nuancée dans A l’assaut de l’abondance (PUF, 272 pages, 22 euros). Son ouvrage explore la diversité des approches de la gauche vis‑à‑vis de la consommation depuis le XIXe siècle, et montre que cette relation politique et intellectuelle a connu des variations, des contradictions et des réinventions permanentes.
Des alternatives à la consommation ostentatoire
Selon le récit tracé par Alexia Blin, plusieurs penseurs et mouvements de gauche n’ont pas seulement condamné la consommation ; ils ont aussi imaginé d’autres formes de rapport aux biens. Du socialiste britannique Robert Owen (1771–1858) et ses communautés utopiques jusqu’au philosophe André Gorz (1923–2007) et à son concept de satisfaction, on observe la recherche d’un modèle où l’accès aux biens se conjugue avec des finalités sociales et écologiques.
Ces réflexions ont donné naissance à des initiatives concrètes : coopératives, magasins publics, cantines et piscines publiques, expériences communautaires et mouvements consuméristes visant à transformer les modes d’accès et de partage des biens. L’idée récurrente est d’échapper à une lecture strictement quantitative du bien‑être, fondée sur l’accumulation.
Abondance collective ou abondance encadrée ?
La gauche a pensé l’abondance de deux manières distinctes mais reliées. D’une part, elle a rêvé d’une abondance collective intégrée à la perspective d’une « société socialiste du futur », où la production et la répartition seraient organisées pour assurer un accès large aux biens. D’autre part, elle a proposé des dispositifs praticables à l’intérieur du capitalisme : structures coopératives, services publics redistributifs et pratiques communautaires capables de limiter les effets néfastes de la consommation ostentatoire ou destructrice pour l’environnement.
Cette double stratégie explique la difficulté à réduire la position de la gauche à un seul stéréotype. La critique de certaines pratiques de consommation coexiste avec des projets visant à démocratiser l’accès aux biens matériels, et à redéfinir leur rôle dans la vie collective.
Enjeux contemporains et héritage historique
Le regain d’intérêt pour le terme « abondance » dans la sphère publique souligne des enjeux actuels : comment concilier croissance économique, justice sociale et limites écologiques ? Les débats récents — qu’ils prennent la forme d’un livre à succès ou d’un programme municipal intitulé « l’abondance verte pour tous » — reflètent une tentative de repenser ces équilibres à partir de préoccupations à la fois matérielles et environnementales.
Le livre d’Alexia Blin offre un cadre utile pour comprendre ce glissement lexical et politique. En replaçant la question de la consommation dans une histoire longue, l’autrice montre que la gauche n’a jamais cessé de débattre, d’expérimenter et d’imaginer des formes alternatives d’accès aux biens. Ces héritages intellectuels et pratiques aident à saisir pourquoi l’idée d’« abondance » peut aujourd’hui être revendiquée comme un objectif politique, et pourquoi elle suscite des appréhensions tout aussi bien que des adhésions.
Au final, l’histoire rappelle que la relation entre la gauche et la consommation est complexe : elle mêle critique, refus et propositions concrètes pour transformer la manière dont la société produit, partage et valorise les biens matériels.





