Dans un contexte international marqué par des attaques répétées contre les sciences sociales — des États‑Unis à l’Europe, du Brésil à la Russie — la France n’échappe pas à des critiques vives. Celles‑ci proviennent autant de figures politiques de droite et d’extrême droite que d’universitaires qui reprochent à leurs collègues de confondre recherche et idéologie.
Face à cette contestation, les sociologues Éric Fassin et Caroline Ibos proposent un essai pensé comme une prise de position épistémologique. Professeurs à l’université Paris‑VIII‑Vincennes‑Saint‑Denis, ils ont conçu un livre qui revient sur les fondements théoriques de la discipline pour interroger le positionnement du chercheur et rappeler que « les sciences sociales ont toujours été politiques ».
Repenser la neutralité et situer le savoir
Les auteurs partent d’une hypothèse simple mais revendiquée : la neutralité complète est illusoire. Plutôt que de chercher à effacer les points de vue pour atteindre une objectivité abstraite, l’ouvrage valorise les démarches qui explicitent la position du chercheur et rendent lisible l’angle de recherche.
À cet égard, Fassin et Ibos s’intéressent particulièrement à l’apport des études féministes. Selon eux, ces cadres théoriques ne prétendent pas substituer une perspective neutre à une autre, mais invitent à « situer les savoirs » : reconnaître l’origine sociale, genrée ou minoritaire des expériences étudiées et intégrer ces vécus au cœur des analyses.
Cette démarche implique d’ouvrir plus largement le champ de la recherche aux expériences jusqu’ici marginalisées, avec une attention toute particulière portée à celles des minorités. Les études féministes, notent les auteurs, contribuent ainsi à une objectivité réflexive, fondée sur la prise en compte des rapports sociaux et des asymétries de pouvoir.
Ethique de l’enquête et histoire méconnue
Une dernière partie du livre questionne l’éthique des enquêtes de terrain en sociologie à travers un épisode peu évoqué de l’histoire de la discipline. Autour de Jane Addams (1860‑1935), les femmes de la Hull House à Chicago menèrent, au tournant du XXe siècle, des enquêtes dans des ateliers ou des tribunaux pour enfants dans une perspective de réforme sociale.
À l’époque, ces travaux furent jugés « trop politiques » et, selon les auteurs, écartés — avec leurs autrices — par les universitaires masculins de l’école de Chicago. Fassin et Ibos utilisent cet exemple pour questionner la frontière entre engagement et recherche, et pour montrer comment des critères épistémologiques peuvent disqualifier des savoirs au motif d’une supposée politisation.
L’analyse porte aussi sur les enjeux éthiques contemporains : quelle place donner à l’engagement savant ? Comment concilier rigueur méthodologique et volonté de transformation sociale ? Le livre ne prétend pas livrer des réponses définitives, mais propose des cadres réflexifs pour penser ces questions.
La posture des auteurs est double : retourner aux sources théoriques pour clarifier les catégories analytiques, et défendre la légitimité d’une recherche qui assume sa dimension politique lorsque cela s’avère nécessaire pour comprendre les sociétés.
Destiné principalement à un public universitaire, l’essai se présente néanmoins comme un outil de réflexion susceptible d’alimenter le débat public. Les auteurs le décrivent comme « une sorte de guide scientifique de l’engagement savant ».
La référence bibliographique figure en fin d’ouvrage : La Savante et le Politique. Ce que le féminisme fait aux sciences sociales, Éric Fassin et Caroline Ibos, PUF, 328 pages, 20 euros. L’essai se veut dense et éclairant, invitant chercheurs et lecteurs à reconsidérer les relations entre savoir, position sociale et engagement.





