Alors que la France égrène les premiers ministres, il est pertinent de se poser une question récurrente en sciences sociales : les dirigeants façonnent-ils réellement la performance d’un pays, ou n’en sont-ils que le reflet ?
Les deux problèmes statistiques à résoudre
La première difficulté tient au biais de sélection, qui peut inverser le sens de la causalité. Si, par exemple, seuls des responsables de moindre qualité acceptent des postes clés lorsque le pays traverse une période difficile, la corrélation observée entre médiocrité et mauvaise performance n’implique pas nécessairement une relation causale. Autre variante possible : l’épuisement d’un « stock » de dirigeants compétents rendrait plausible la nomination de personnes moins qualifiées dans des contextes déjà dégradés.
Cette inversion de causalité — où la performance du pays attire ou repousse certains profils plutôt que d’être affectée par eux — complique fortement l’interprétation des résultats empiriques.
Le second problème est un problème de mesure. Comment évaluer objectivement la « qualité » d’un dirigeant ? Les indicateurs classiques (croissance économique, succès militaire, longévité du régime) sont eux-mêmes influencés par des facteurs structurels et conjoncturels qui échappent au seul chef de l’État ou du gouvernement.
Pour contourner cette difficulté, quelques chercheurs ont recours à des mesures indépendantes du jugement politique. Par exemple, des études ont utilisé des tests psychométriques passés lors du service militaire pour comparer le niveau cognitif des hommes politiques à celui de la population générale. Dans le cas de la Suède, entre 1982 et 2010, ces analyses montrent que les hommes politiques présentaient en moyenne un quotient intellectuel supérieur à la moyenne nationale. Toutefois, un QI plus élevé n’équivaut pas forcément à une plus grande efficacité dans l’exercice du pouvoir.
Le choix des monarques comme terrain d’étude
Pour réduire le biais de sélection, certains chercheurs se tournent vers des contextes où la nomination des dirigeants échappe, en partie, au choix individuel. Les monarques européens constituent un terrain d’analyse pertinent : leur accession au pouvoir n’est généralement pas le résultat d’une candidature ou d’un processus électoral classique, ce qui limite certaines formes d’endogénéité.
C’est le postulat suivi par Nico Voigtländer et Sebastian Ottinger dans un article récent. Ils observèrent la qualité du règne de 450 monarques répartis sur 17 pays européens, sur une période de neuf siècles couvrant les années 1000 à 1914. Leur travail vise notamment à mesurer l’impact de ces souverains sur la performance économique et militaire de leurs royaumes.
Étudier un échantillon de longue durée et de grande ampleur permet de capter des variations larges, mais cela n’élimine pas toutes les difficultés méthodologiques. Les sources historiques sont parfois lacunaires et hétérogènes ; définir des indicateurs comparables de « réussite » ou de « qualité » de règne demande des choix d’opérationnalisation qui peuvent eux-mêmes orienter les résultats.
Que peut-on conclure, sans extrapoler ?
L’examen de cas non électifs comme celui des monarques aide à isoler certains effets et à réduire des formes classiques de biais de sélection. Il offre une fenêtre intéressante sur la question de l’impact individuel sur le destin des États.
Néanmoins, des incertitudes subsistent. Mesurer la qualité d’un dirigeant reste délicat, et une corrélation entre traits individuels — cognitifs ou comportementaux — et performance nationale n’implique pas automatiquement que le dirigeant soit la cause unique ou principale des résultats observés.
En définitive, la recherche avance par des stratégies empiriques variées : comparer des contextes électifs et non électifs, recourir à des mesures indépendantes comme les tests psychométriques, et construire des séries historiques robustes. Ces approches réduisent certaines sources d’erreur mais n’éliminent pas totalement la complexité du lien entre personne et structure.
Les travaux cités invitent à la prudence interprétative : il est possible d’isoler des effets individuels, mais il faut garder présent à l’esprit les limites inhérentes aux données et aux méthodes employées.