Le mot « entrisme » oscille aujourd’hui entre une notion historique précise et une accusation politique devenue courante, parfois étendue à des mouvements très éloignés de son origine. Tiré du répertoire des stratégies militantes de la gauche, il désigne à l’origine l’entrée organisée de militants dans une formation politique adverse pour y peser sur les orientations ou y recruter. Dans le discours public récent, l’expression a été employée dans des contextes variés — y compris pour qualifier des pratiques présumées au sein de courants islamistes — rendant la notion à la fois plus familière et plus élastique qu’à ses débuts.
Des racines dans le mouvement ouvrier (années 1930)
L’histoire de l’entrisme est étroitement liée à celle du mouvement ouvrier européen. En France, la tactique apparaît en 1934 dans un contexte de recomposition politique et de montée des tensions à gauche. Léon Trotski, exilé en France depuis 1933, conseille alors aux militants de la Ligue communiste d’entrer « à drapeau déployé » au sein de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Cette consigne vise à lutter contre l’isolement politique et à créer des courants d’influence internes : les militants trotskistes constituent une tendance éphémère connue sous le nom de groupe bolchevique-léniniste.
Par son langage et son ambition, l’expression « à drapeau déployé » souligne que l’entrée n’était pas nécessairement occultée mais pouvait se concevoir comme une stratégie d’implantation publique à l’intérieur d’un parti concurrent. Cette phase initiale situe l’entrisme comme une manœuvre politique inscrite dans les débats frontaux du mouvement ouvrier des années 1930.
Variantes et usages après la guerre
Après la Seconde Guerre mondiale, l’entrisme connaît d’autres modalités. Dans certains cas, des militants trotskistes rejoignent le Parti communiste français (PCF) en dissimulant leur appartenance réelle, adoptant ainsi une forme d’entrisme plus secrète — ce que la presse et les études contemporaines décriront comme un noyautage. Cette pratique, parfois décrite comme « sui generis », marque une évolution : de moyen temporaire pour peser ponctuellement, l’entrisme peut se muer en stratégie de long terme, visant à occuper des positions influentes dans des partis de masse.
La diversité des formes d’entrisme tient à la différence des organisations ciblées (partis socialistes ou communistes), des objectifs (influence, recrutement, accès aux responsabilités) et des contextes nationaux. Là où certaines tactiques se veulent publiques et concurrentielles, d’autres misent sur la discrétion et le travail de l’ombre.
Les années 1970 et l’imaginaire du noyautage
Les années 1970 offrent un exemple illustratif : les courants dits « lambertistes », issus de la famille trotskiste liée à l’Organisation communiste internationaliste (OCI), multiplient les tentatives d’implantation au sein du Parti socialiste (PS). L’objectif est d’y occuper des fonctions importantes et d’influer sur les évolutions internes. Le cas souvent cité est celui de Lionel Jospin, recruté sous le pseudonyme « Michel » par l’OCI alors qu’il était élève à l’École nationale d’administration (ENA). Selon des enquêtes publiées, notamment par Le Monde en 2001, il a entretenu des relations avec le milieu lambertiste après son adhésion au PS au début des années 1970.
De cette période naît un imaginaire policé mais tenace : l’entrisme comme récit d’ombres, d’identités doubles et de stratégies clandestines. Les représentations populaires y voient parfois la politique comme un roman d’espionnage où les militants se dissimulent pour mieux agir.
Regarder la pratique sans la mythifier
S’il a nourri des récits dramatisés, l’entrisme ne se réduit pas à une logique conspirative. Des observateurs et historien·ne·s qui ont étudié ces pratiques en tirent aujourd’hui des interprétations plus nuancées. Dans Trotskisme. Histoires secrètes. De Lambert à Mélenchon (Les Petits matins, 2024), Denis Sieffert et Laurent Mauduit estiment que la plupart de ces stratégies répondaient à une ambition relativement limitée : « Peser un peu, mais en restant une organisation de l’ombre. » Cette formulation invite à comprendre l’entrisme comme un instrument parmi d’autres, dicté par des calculs d’efficacité et de survie politique.
Sur le plan tactique, l’entrisme peut améliorer la visibilité d’un courant ou accélérer son insertion dans des institutions. Sur le plan démocratique, il suscite des questions sur la transparence et la loyauté militante : quand l’adhésion sert à transformer un parti de l’intérieur, la frontière entre pluralisme et manipulation devient un objet d’analyse et de débat.
Aujourd’hui, le terme a pris une portée plus large dans le débat public et sert parfois d’accusation à l’encontre de formations diverses. Cette généralisation nécessite de distinguer l’usage rhétorique de l’analyse historique : derrière l’étiquette, les réalités stratégiques divergent selon les époques, les organisations et les objectifs poursuivis.
En replaçant l’entrisme dans son histoire — de ses débuts affichés dans les années 1930 aux formes clandestines ou prolongées du XXe siècle — on obtient une lecture plus précise que celle fournie par les seules images d’ombre ou de scandale. Le concept conserve aujourd’hui une utilité analytique, à condition d’en garder la mesure et d’éviter les généralisations hâtives.





