Professeur à l’université Paris-Est Créteil et spécialiste de philosophie politique et morale, Florent Guénard est l’auteur de La Passion de l’égalité (Seuil, 2022) et dirige la rédaction de la revue en ligne La Vie des idées. Dans un entretien accordé à Le Monde, il revient sur les passions que suscite cette valeur démocratique fondamentale.
Une valeur au cœur des tensions démocratiques
L’égalité occupe, depuis longtemps, une place centrale dans les discours politiques et moraux. Sa revendication mobilise autant d’ardeur que d’inquiétude, car elle entremêle des demandes de justice sociale, des impératifs juridiques et des attentes symboliques. Dans ce contexte, Guénard attire l’attention sur le fait que parler d’égalité revient souvent à convoquer des registres différents — et parfois concurrents — qui font monter la passion publique.
Autrement dit, l’égalité n’est pas une notion univoque. Elle peut renvoyer à l’égalité devant la loi, à l’égalité des chances, à la réduction des inégalités économiques, ou encore à la reconnaissance des différences culturelles. Ces variantes ne se substituent pas ; elles se juxtaposent et s’opposent parfois, provoquant des débats intenses au sein des sociétés démocratiques.
Des dimensions multiples et parfois conflictuelles
La polysémie du terme explique en grande partie la force affective qui l’accompagne. Pour certains, l’égalité signifie l’application impartiale de règles communes. Pour d’autres, elle exige des politiques redistributives visant à corriger des déséquilibres matériels profonds. Enfin, pour d’autres encore, elle implique une reconnaissance des identités et des différences, afin de garantir une égalité réelle et non seulement formelle.
Ces registres politiques et moraux sont porteurs d’exigences différentes. L’égalité formelle insiste sur l’universalité des droits. L’égalité substantielle met l’accent sur les résultats et la capacité réelle des individus à exercer leurs droits. La coexistence de ces perspectives peut générer des frictions dans l’action publique, et nourrir des mobilisations passionnées, qu’elles soient sociales, électorales ou intellectuelles.
Pourquoi la question devient-elle si émotionnelle ?
Plusieurs facteurs expliquent l’intensité des réactions. D’abord, l’égalité concerne des ressentis fondamentaux : dignité, reconnaissance et respect. Quand une partie de la population perçoit que ces éléments lui sont refusés, la réponse est souvent vive et durable. Ensuite, les inégalités économiques visibles et persistantes rendent la question concrète et urgente pour de nombreux citoyens.
Enfin, le champ médiatique et politique amplifie les enjeux. Les revendications égalitaires sont fréquemment simplifiées en slogans — ce qui peut provoquer des malentendus et des polarités. De ce fait, la discussion sur l’égalité glisse parfois de la réflexion philosophique à l’affrontement symbolique.
Implications pour le débat public
Comprendre les passions suscitées par l’égalité a une importance pratique. Cela oblige à distinguer les objectifs et les instruments : que vise-t-on exactement en promouvant l’égalité, et par quels moyens légitimes ? Sans clarification, les politiques risquent d’être mal calibrées et de produire des réactions opposées à leurs intentions.
Sur le plan institutionnel, ces distinctions invitent aussi à repenser les cadres d’action. Entre décisions judiciaires, réformes fiscales, politiques éducatives et démarches de reconnaissance culturelle, chaque domaine pose des questions différentes quant aux priorités et aux compromis possibles. Le débat public y gagne en qualité lorsqu’il accueille cette pluralité de perspectives plutôt que de l’ignorer.
Comme le montre l’attention que Florent Guénard porte à cette question, l’égalité ne relève pas uniquement d’un principe abstrait. Elle est au cœur des conflits contemporains et des choix publics. Sa mise en œuvre engage des arbitrages qui interrogent l’identité même des démocraties.
Responsable éditorial à La Vie des idées et auteur d’un ouvrage consacré au sujet, Guénard contribue à éclairer ces enjeux en invitant les lecteurs à mesurer la complexité des termes et des effets. L’entretien paru dans Le Monde souligne la nécessité de garder la discussion à la fois réfléchie et ancrée dans les réalités sociales, afin d’éviter les excès émotionnels qui brouillent les choix politiques.
