Jeudi 4 septembre, 19 h 30, Grand salon Michel‑Debré, Bercy (Paris). Lors d’une cérémonie au cours de laquelle Éric Lombard lui rendait hommage, Jean Pisani‑Ferry a répondu publiquement au discours qui venait d’être prononcé. Les deux hommes se connaissent de longue date: ils ont tous deux été membres du « groupe des Arcs », un club informel rassemblant hauts fonctionnaires et économistes de centre gauche.
Un discours placé sous le signe de l’interrogation
Pris à contre‑pièce, Pisani‑Ferry a ouvert son intervention par une formule lapidaire: « Une remise de décoration, c’est une oraison funèbre avec droit de réponse. Et celle‑ci tombe bien parce que j’ai des choses à dire. » Il a ensuite rappelé que le moment n’était pas propice à la satisfaction personnelle: « Nous ne sommes pas dans un moment où l’on peut simplement se réjouir d’avoir accompli son petit parcours. Nous sommes dans un moment où chacun est forcé de s’interroger sur la responsabilité qui est la sienne dans l’état actuel de notre pays et ce qu’il peut faire pour l’aider à en sortir. »
Dans ce passage, Pisani‑Ferry met l’accent sur la responsabilité individuelle et collective des acteurs publics et intellectuels face aux difficultés nationales, invitant à une réflexion sur les moyens d’action plutôt qu’à l’autocélébration.
Les engagements et le constat de régression
Au fil de son intervention, il a rappelé son itinéraire intellectuel et professionnel: avocat d’une économie ouverte, de l’intégration européenne et de la transition écologique, il affirme ne pas renier ces positions ni son engagement social‑démocrate, « auquel je crois avoir été fidèle ». Cependant, il ajoute un constat sévère: « Mais sur chacun de ces chantiers, force est d’admettre que nous régressons. »
Ce jugement traduit une double posture: la défense des convictions passées et la prise de distance critique face aux résultats obtenus. Pisani‑Ferry laisse entendre que les idées en lesquelles il a cru n’ont pas été portées à leur terme ou ont été mal menées, notamment en matière d’ouverture économique et de transition écologique.
Le Cepii et la formation d’une génération d’économistes
Jean Pisani‑Ferry a ensuite évoqué ses débuts professionnels au Cepii (Centre d’études prospectives et d’informations internationales), institut spécialisé sur l’économie internationale créé à la fin des années 1970 — une époque où l’on ne parlait pas encore de « mondialisation » telle que nous la connaissons aujourd’hui. Raymond Barre, conscient des transformations, avait initié cette structure; Pisani‑Ferry y a travaillé à deux reprises, avant d’en assurer la direction de 1992 à 1997.
Il a rappelé avoir recruté plusieurs économistes qui se sont illustrés par la suite: Agnès Bénassy, Laurence Boone, Lionel Fontagné et Philippe Martin. À propos de ce dernier, il a mentionné sa disparition « il y a deux ans », formulation qui renvoie au calendrier du discours et que Pisani‑Ferry n’a pas datée plus précisément pendant son allocution.
Le groupe ainsi constitué, que certains ont appelé la « bande du Cepii », portait une vision résolument positive de l’ouverture économique. Pisani‑Ferry s’en réclame, tout en en nuançant les effets.
Les limites de l’ouverture: gains globaux, pertes localisées
Le discours souligne un paradoxe central: si l’ouverture a été un moteur de croissance mondiale notable — elle a contribué, estime‑t‑on dans l’allocution, à faire sortir « un milliard et demi de personnes » de l’extrême pauvreté —, elle a aussi produit des effets très négatifs dans les pays avancés lorsque son accompagnement a fait défaut.
Pisani‑Ferry reconnaît que les économistes du Cepii n’avaient pas anticipé l’ampleur du choc subi par certains secteurs et territoires. « Nous n’avons pas anticipé l’ampleur du choc que cette mondialisation allait induire dans les pays avancés, ni ses conséquences pour l’emploi et les régions affectées, ni a fortiori ses incidences politiques. »
Pour illustrer ce point, il cite un article publié en 2013 par trois économistes américains, David Autor, David Dorn et Gordon Hanson. Selon ces travaux, l’ouverture mal accompagnée a, aux États‑Unis, détruit des emplois et dévasté des régions; Pisani‑Ferry estime que ce choc est « très probablement à l’origine » de certaines évolutions politiques observées outre‑Atlantique.
Par cette référence, il met en cause non pas l’ouverture elle‑même, mais l’insuffisance des politiques publiques pour en répartir équitablement les bénéfices et compenser les coûts locaux.
Un appel implicite à la responsabilité
Sans formuler de programme précis lors de cette prise de parole, Jean Pisani‑Ferry a tendu un miroir aux responsables publics et aux intellectuels: il demande de confronter les convictions aux résultats et d’assumer la part de responsabilité dans la trajectoire du pays. Son intervention a ainsi combiné mémoire professionnelle, autocritique et mise en garde, dans le cadre solennel d’une cérémonie où honneur et examen de conscience se sont trouvés articulés.
En filigrane, le discours interroge la manière dont les réformes d’ouverture et d’intégration ont été conduites et invite à repenser l’accompagnement social et territorial des transformations économiques.