La stratégie de « dédiabolisation » des idées d’extrême droite, largement documentée ces dernières années, ne naît pas avec Marine Le Pen, mais s’enracine, selon les auteurs, dès la création du Front national en 1972. La question de son influence sur la normalisation de ces thématiques dans les discours institutionnels est au cœur d’un numéro de la Revue française de science politique (volume 75, numéro 2, prix : 25 euros), paru le 20 octobre, et d’une analyse menée par les politistes Tristan Boursier et Antoine Lemor.
Mise à l’épreuve des « grands oraux »
Pour mesurer la pénétration des idées associées à l’extrême droite au sein des institutions, les deux chercheurs se sont penchés sur les déclarations de politique générale des premiers ministres de la Ve République, couvrant la période 1959–2024. Ces interventions solennelles, prononcées devant la représentation nationale, constituent selon eux un terrain d’observation pertinent des priorités et des cadres discursifs adoptés par l’exécutif.
Leur démarche part d’une difficulté méthodologique assumée : il n’existe pas de définition univoque de « l’extrême droite ». Les auteurs qualifient cette étape de « défi conceptuel ». Pour structurer leur travail, ils s’appuient sur les travaux de la politologue états‑unienne Elisabeth Carter, notamment l’article « Extrémisme/radicalisme de droite : reconstruction du concept » publié en 2018 dans Journal of Political Ideologies.
Sept catégories thématiques et score idéologique
En s’inspirant de ce cadre théorique, Boursier et Lemor retiennent sept catégories thématiques récurrentes dans la littérature sur la droite radicale : la défense de l’identité nationale, la valorisation de la tradition, la mise en avant de l’autorité, la promotion du mérite individuel, l’appel à l’ordre, le rejet de l’immigration et le refus de l’égalité.
À partir de ces sept axes, les auteurs ont utilisé des outils de traitement automatique du langage naturel (TAL/NLP) pour analyser l’ensemble du corpus des déclarations. Les occurrences de ces thèmes ont été détectées automatiquement, puis agrégées pour attribuer à chaque discours un « score idéologique d’extrême droite ». Le terme de score renvoie ici à une mesure relative de la présence lexicale et thématique de ces catégories, telle que définie par les chercheurs.
Une évolution en U, deux pics et une montée continue depuis 1976
Le premier enseignement majeur est l’absence d’une progression linéaire. La courbe chronologique des scores forme un U, avec deux sommets approximativement équivalents aux extrémités. Un premier pic survient au début des années 1960, période marquée par la guerre d’Algérie. Les auteurs notent que le discours de Michel Debré en 1959 est « imprégné d’éléments couramment mobilisés en période de guerre et souvent rattachés à l’extrême droite ». Cette montée initiale s’explique, selon l’analyse, par des rhétoriques sécuritaires et nationalistes récurrentes en situation de conflit.
Après 1968, les occurrences de ces thèmes se raréfient dans les déclarations de politique générale. Les auteurs y voient l’influence d’un gaullisme social qui oriente le registre discursif différemment et atténue la présence des catégories retenues.
La deuxième partie de la courbe commence en revanche à partir de 1976 : les scores augmentent de façon « continue, progressive et transpartisane » jusqu’en 2024. Selon les chercheurs, cette progression traduit une diffusion plus large des thèmes identifiés dans l’ensemble du champ politique institutionnel. Le terme « transpartisane » signale que l’augmentation ne se limite pas à la seule extrême droite électorale, mais traverse des familles politiques différentes.
Portée et limites de l’étude
L’analyse de Boursier et Lemor met en lumière la circulation de certains registres discursifs désormais intégrés aux grands discours gouvernementaux. Elle invite à s’interroger sur les effets de la dédiabolisation historique des thèmes qualifiés d’extrémistes et sur leur capacité à se normaliser dans l’espace politique.
Les auteurs tiennent compte des limites inhérentes à leur méthodologie. Ils rappellent le caractère construit du concept d’« extrême droite » et les choix opérés pour sélectionner les sept catégories. L’usage du TAL facilite l’analyse d’un large corpus, mais il dépend des lexiques, des algorithmes et des seuils adoptés pour définir un « score », ce qui nécessite prudence dans l’interprétation des chiffres.
En croisant une définition théorique (Elisabeth Carter, Journal of Political Ideologies, 2018) et des outils quantitatifs appliqués aux « grands oraux » de 1959 à 2024, l’étude propose une lecture chronologique raisonnée de la présence des idées associées à l’extrême droite dans le discours gouvernemental. Elle fournit des jalons pour des recherches ultérieures, notamment pour relier ces évolutions discursives à des transformations institutionnelles ou électorales — pistes que les auteurs suggèrent sans les développer exhaustivement dans le numéro (Revue française de science politique, vol. 75, n° 2, 20 octobre).
